Les Grands Boulevards
Claude Lucas, d’après Louis Bretez
Plan de Turgot (détail : le « Nouveau cours », préfiguration des Grands boulevards), 1734-39, burin et eau-forte, Kyoto University Library
Les passages Jouffroy et Verdeau traversent, du sud au nord, le quartier du Faubourg-Montmartre, l’un des quatre quartiers du IXe arrondissement. Ce faubourg, autrefois dédié à la culture maraîchère, était une terre humide, en partie marécageuse, irriguée par de petits cours d’eau : le ruisseau de Ménilmontant (ou des Porcherons) et celui de la Grange-Batelière. Il se situait, comme son nom l’indique, à l’extérieur des limites de la ville.
La façade principale du passage Jouffroy regarde par ailleurs le boulevard Montmartre, qui adopte opportunément le tracé de l’Enceinte de Louis XIII, dite « Enceinte des Fossés-Jaunes » en raison de ses remblais de limons.
A Paris, sur la rive droite de la Seine, plusieurs murailles s’étaient succédé au gré des développements de la ville et de la nécessité d’en protéger les portes contre d’éventuels agresseurs.
Au XIVe siècle, l’Enceinte de Charles V avait remplacé l’Enceinte de Philippe-Auguste. Deux siècles plus tard, Henri II la dota de trois bastions en saillie, du quai de l’Arsenal à la Bastille, en réponse aux menaces que Charles Quint faisait peser sur le royaume de France. En 1566, Charles IX considéra toutefois son insuffisance et débuta la construction d’une nouvelle enceinte, renforcée de bastions supplémentaires, que ses successeurs prolongeront jusqu’à la rue Poissonnière. Il s’agissait d’élargir la partie occidentale de l’Enceinte de Charles V, afin d’intégrer les nouveaux quartiers de la capitale. Son édification s’intensifia sous le règne de Louis XIII et se poursuivit jusqu’en 1647.
L’Enceinte des « Fossés jaunes » se substitua ainsi à l’Enceinte de Charles V et forma désormais la frontière entre la ville-capitale et ses faubourgs immédiats à l’ouest et au nord : Saint-Honoré, Montmartre, Saint-Denis et Saint-Martin. Devenue à son tour obsolète, elle fut, sous le règne personnel de Louis XIV, détruite et remplacée, en 1668, par une promenade plantée d’arbres, qu’on transforma, à partir de 1676, en voirie dotée de contre-allées bordées de deux rangs d’ormes (De l’actuel boulevard de la Madeleine, jusqu’à l’actuel boulevard Poissonnière).
De 1680 à 1705, l’aménagement de ces « cours » favorisa l’émergence de nouveaux quartiers (la Chaussée d’Antin, à partir de 1720) et le percement de rues perpendiculaires. Auberges, guinguettes et cabarets commencèrent à peupler les quartiers les plus éloignés (Saint-Georges et Rochechouart), qui échappaient à l’octroi.
Christophe Civeton (1796-1831)
Le Boulevard Montmartre, 1822, dessin, BNF, Estampes
Au XVIIIe siècle, le lotissement des faubourgs, de plus en plus à la mode, s’accéléra. En 1778, le pavement de la chaussée centrale du « cours » favorisa la circulation des voitures hippomobiles. De riches financiers (Jean-Joseph de Laborde) et des magistrats influents (Nicolas de Montholon) y firent construire leur hôtel particulier. Au cœur des faubourgs, la construction de maisons particulières plus confortables contribua à l’attrait des lieux.
En 1824, le compositeur François-Adrien Boieldieu (1775-1834) séjourna dans une maison située à l’emplacement même où fut percé le passage Jouffroy. D’autres célébrités y vécurent également, si bien que cette bâtisse fut considérée comme la « maison des grands artistes » : Mademoiselle Mars (1779-1847), sociétaire de la Comédie-Française, y logea entre 1825 et 1829 ; les compositeurs Gioachino Rossini (1792-1868) et Michele Enrico Carafa (1787-1872) y passèrent également.
L’escalier de liaison entre les deux galeries du passage Jouffroy
La chaîne des boulevards parisiens créés sur le tracé de l’Enceinte des « Fossés Jaunes » devint alors un lieu de flânerie et de divertissement recherché, ponctué de théâtres et de cinémas, traversé de passages couverts à vocation commerciale. A partir de 1827, le boulevard jouissait de l’éclairage au gaz, qui avait déjà fait son apparition dans le passage des Panoramas : voilà l’origine des « Grands boulevards », selon l’expression employée après 1860 !
En 1845, la société fondée à l’initiative de Félix de Jouffroy, comte de Gonsans, propriétaire des terrains, fit raser la « maison des grands artistes » et bâtir le passage Jouffroy, sur les plans remis par l’architecte François-Hippolyte Destailleur (1787-1852), en collaboration avec son gendre, Romain De Bourge.
Confrontés à un terrain irrégulier, joignant le boulevard Montmartre à la rue de la Grange-Batelière, ils imaginèrent deux galeries, reliées entre elles par un escalier de quelques marches, formant un double coude à angle droit. Le passage Jouffroy bénéficia des modes de construction modernes, privilégiant le fer et le verre, au détriment du bois, réduit aux plinthes et aux encadrements des fenêtres. Il fut également le premier passage à être chauffé, par le sol.
L’entrée du passage Jouffroy, sur le boulevard Montmartre
Sur le boulevard Montmartre, la façade principale du passage Jouffroy présentait un portique monumental, voûté en plein cintre et flanqué de fines colonnettes, supportant un large entablement dont la frise indiquait : « PASSAGE JOUFFROY ». Cette entrée est aujourd’hui plus dépouillée, quasiment d’inspiration « Art Déco ».
La galerie du boulevard du passage Jouffroy
A chacune de ses extrémités, le passage Jouffroy s’ouvre par un couloir entresolé, qui donne accès aux galeries, élevées sur deux niveaux et couvertes d’une verrière. Dans la galerie du boulevard, la grande verrière profilée en arête de poisson, ventilée au moyen d’un lanterneau filant, permet de filtrer la lumière naturelle et d’aérer efficacement les lieux. Cela donne, au plus fort du jour et de l’été, la sensation du plein air, sans ses désagréments !
La galerie inférieure du passage Jouffroy
Une verrière à deux versants, plus classique, également dotée d’un lanterneau d’aération, assure le même confort dans la galerie inférieure. Le sol des deux galeries est garni d’un même dallage à motifs géométriques composé de carreaux blancs, gris et noirs.
Dans cette galerie plus étroite, le libraire du passage Jouffroy a disposé les longs étals en bois teinté de sa boutique, qui dévoilent directement les livres d’art (études monographiques ou catalogues d’exposition), rares ou épuisés, aux chineurs et aux visiteurs occasionnels, qui ne manquent pas de s’attarder en ce lieu très pittoresque. Des auvents en tissu protègent bien souvent ces trésors et attirent l’attention du curieux.
Deux horloges à cadran circulaire, appliquées contre le pignon intérieur de chaque galerie, donnent l’heure aux usagers du passage Jouffroy. Deux branches d’olivier enserrent l’horloge de la galerie du boulevard, sur un fond de treillage à motifs floraux.
Rue de La Grange-Batelière
L’entrée du passage Jouffroy, sur la rue de La Grange-Batelière
L’appellation « Grange-Batelière » évoque une ferme fortifiée (Granchia Batilliaca), détruite en 1847, autrefois liée à l’exploitation de terres agricoles. La rue du même nom sépare aujourd’hui les passages Jouffroy et Verdeau.
De ce côté, le porche rectangulaire du passage Jouffroy, encadré d’une frise d’acanthes, conserve sa fine modénature d’origine. Il est flanqué de pilastres doriques, panneautés et parcourus d’une frise d’oves, qui portent un bel entablement. La corniche de l’entablement est en outre ornée d’une frise d’oves et de denticules, sous un rang de palmettes. La frise porte un long cartouche qui indique « PASSAGE JOUFFROY ».
L’entrée du passage Verdeau, sur la rue de la Grange-Batelière
C’est en 1846 que Jean-Baptiste-Ossian Verdeau, l’un des actionnaires de la société du passage Jouffroy, fit bâtir un second passage couvert dans le prolongement du passage Jouffroy. Le chantier fut confié à l’architecte Jacques-Prosper Deschamps (1799-1881). Reliant la rue de la Grange-Batelière à celle du Faubourg-Montmartre, ce second passage couvert, dit « Verdeau », se compose d’une seule galerie rectiligne, terminée en biseau.
Deux porches rectangulaires, flanqués de pilastres cannelés à chapiteau corinthien, forment ses entrées, à chaque extrémité. Le linteau des portes signale utilement au promeneur distrait ou au voyageur étranger que, d’un côté, le passage mène « au faubourg-Montmartre » et, de l’autre, « aux Grands boulevards ».
Le passage Verdeau
L’architecture intérieure, sobre et lumineuse, contraste nettement avec ces deux entrées au décor classique : Deschamps accorde sa préférence à des devantures largement vitrées, sur deux niveaux d’égale hauteur, et le choix de couvrir le sol de grandes dalles claires, simplement encadrées de bandes noires.
La galerie du passage Verdeau, entresolée à chaque extrémité, est couverte d’une verrière en arête de poisson, semblable à celle employée pour la première galerie du passage Jouffroy, que Deschamps dota du même système d’aération. L’architecte appliqua, à l’origine, une horloge sur les deux tympans intérieurs de la galerie : l’une manque désormais ; l’autre semble définitivement à l’arrêt.
La sortie du musée Grévin, dans le passage Jouffroy
L’inauguration des passages Jouffroy et Verdeau se déroula le 17 février 1847. Le succès du passage Jouffroy fut immédiat : il débouchait, il est vrai, sur le boulevard Montmartre, où se pressait une foule de Parisiens, voisinait avec un hôtel de luxe (actuel Hôtel Ronceray), deux cafés très fréquentés, et des restaurants prisés, ainsi que de grandes salles de spectacle. En dehors des boutiques, il abrita des établissements de divertissement.
Plusieurs théâtres de poche s’y installèrent, notamment un théâtre d’ombres chinoises, dit théâtre Séraphin. Sur un terrain adjacent, le caricaturiste Alfred Grévin (1829-1892) et Arthur Meyer (1844-1924), directeur du journal Le Gaulois, créèrent, en 1882, une galerie de portraits en cire des célébrités de leur temps, aussitôt baptisée « musée Grévin ». Pour attirer l’attention des passants, le sculpteur-peintre Albert Chartier, entré dans les ateliers Grévin en 1924, imagina un grand relief doré pour la façade principale, sur le boulevard Montmartre.
L’établissement communiquait bien évidemment avec le passage Jouffroy. Le visiteur égaré ne pouvait ainsi ignorer la vitrine de l’établissement et son enseigne en forme de main, qui pointe le boulevard et l’entrée du public. Le visiteur quitte aujourd’hui encore le musée Grévin par une porte située au fond de la première galerie du passage Jouffroy. Cette porte est surmontée d’un relief peint, réalisé par Alexandre Barbiéri, élève et successeur de Chartier, qui rassemble plusieurs personnages historiques (Jeanne d’Arc, Louis XI, François Ier, Richelieu, Louis XIV, Napoléon…).
L’entrée du passage Verdeau, sur la rue du Faubourg-Montmartre
Plus éloigné des Grands boulevards, le passage Verdeau ne suscita jamais le même engouement et sombra presque dans l’oubli, contrairement au passage Jouffroy, dont l’attrait perdura jusqu’à la fin du XIXe siècle. En 1912, le journaliste Robert Kemp annonçait toutefois, dans L’Aurore, la disparition prochaine de ces deux passages couverts et leur remplacement par une large rue découverte. La commodité de traverser Paris en n’utilisant que des passages couverts paraissait désormais désuète : les passages couverts étaient passés de mode, supplantés par les Grands magasins. La destruction envisagée ne fut heureusement jamais mise à exécution.
Le passage Jouffroy n’échappe aujourd’hui à aucun touriste étranger séjournant à Paris et séduit à nouveau de nombreux Parisiens. Préservé de l’affluence régnant sur les Grands boulevards, le passage Verdeau a profité de la proximité de l’Hôtel Drouot, inauguré en 1852. Jouissant d’une douce animation, il abrite quelques restaurants, plusieurs antiquaires, galeristes et libraires spécialisés dans les livres anciens, dont les échoppes attirent un public d’amateurs et de curieux.